LETTRE � ERNEST DELHAYE DITE "DE JUMPHE 72"
Ernest Delahaye a �t� le principal compagnon de route d'Arthur Rimbaud �
Charleville. Beaucoup de ce que nous savons de Rimbaud, sur un plan
biographique, vient des articles et des livres publi�s par Delahaye
au sujet du po�te, apr�s sa disparition : Rimbaud. L'artiste et
l'�tre moral (Messein, 1923), Souvenirs familiers � propos de
Rimbaud, Verlaine et Germain Nouveau, (Messein, 1925), notamment.
Arthur l'avait connu et assidument fr�quent� au coll�ge, le revoyait
volontiers quand il revenait � Charleville apr�s 1870. "Delahuppe",
comme il est souvent appel� en jargon rimbaldo-verlainien, dans la
correspondance, avait fait la connaissance de "Verlompe" lors d'un
voyage effectu� � Paris en novembre 1871. Il fut d�s lors leur ami
commun et devint l'interm�diaire privil�gi� du "loyola" lorsque
celui-ci, apr�s la crise de Bruxelles, chercha � revoir "Rimbe", puis �
suivre de loin "le voyageur toqu�" lorsque la rupture fut consomm�e. Quelques rares
lettres de Rimbaud � Delahaye t�moignent de cette complicit� (voir dans
cette section sa lettre de 1872 dite
"La�tou et ses deux lettres de
1875). Toutes sont d'importants t�moignages, par un biais ou par un
autre. Celle-ci est la plus ancienne en date qui nous soit rest�e. Rimbaud
s'y repr�sente dans son travail d'�crivain et renseigne son ami de
fa�on sensible et vivante sur la vie qu'il m�ne � Paris.
|
Jean-Jacques Lefr�re explique : "Dans le courant du mois de juin, Rimbaud quitta son
logement de la rue Monsieur-le Prince pour emm�nager � deux pas, dans
une chambre sur cour de l'H�tel de Cluny, rue Victor-Cousin, tout pr�s
de la place de la Sorbonne [...]. L'H�tel de Cluny, 8, rue
Victor-Cousin, existe toujours et sa fa�ade arbore m�me une plaque
comm�morative. Aux Rimbaldiens de passage, le g�rant fait visiter la
chambre qu'il a attribu�e au po�te : elle est au sixi�me �tage et porte
le num�ro 62. C'est, selon lui, la seule chambre correspondant � la
description que donne Rimbaud dans cette lettre." (A.R.
Correspondance, Fayard, 2007, p.106). Perrin, toujours d'apr�s
Lefr�re, �tait un ex-universitaire et pr�sentement r�dacteur en
chef du Nord-Est, un journal local qui ferraillait all�grement
avec le Courrier des Ardennes. Lefr�re pense que Rimbaud r�agit
ici � sa mani�re (toujours pleine d'am�nit�) aux derni�res nouvelles que
vient de lui transmettre Delahaye au sujet de la "surprenante" guerre
picrocholine qui d�fraie la chronique ardennaise (le "cosmorama Arduan").
Sur La Renaissance litt�raire et artistique et les raisons que
peut avoir Rimbaud de la vouer aux g�monies, voir note notice "Deux autographes alternatifs
de po�mes
du dossier Verlaine".
Excellent fac-simil� en couleur dans : Arthur Rimbaud,
Correspondance, pr�sentation et notes de Jean-Jacques Lefr�re, 2007,
Fayard. |
|
Oui, surprenante est l'existence dans le cosmorama Arduan. La province,
o� on se nourrit de farineux et de boue, o� l'on boit du vin du cru et
de la bi�re du pays, ce n'est pas ce que je regrette. Aussi tu as
raison de la d�noncer sans cesse. Mais ce lieu-ci : distillation,
composition, tout �troitesses ; et l'�t� accablant : la chaleur n'est
pas tr�s constante, mais de voir que le beau temps est dans les
int�r�ts de chacun, et que chacun est un porc, je hais l'�t�, qui me
tue quand il se manifeste un peu. J'ai une soif � craindre la gangr�ne
: les rivi�res ardennaises et belges, les cavernes, voil� ce que je
regrette.
Il y a bien ici un lieu de boisson
que je pr�f�re. Vive l'acad�mie d'Absomphe, malgr� la mauvaise
volont� des gar�ons ! C'est le plus d�licat et le plus tremblant des
habits, que l'ivresse par la vertu de cette sauge des glaciers, l'absomphe
! Mais pour, apr�s, se coucher dans la merde !
Toujours m�me geinte, quoi ! Ce
qu'il y a de certain, c'est : merde � Perrin ! Et au comptoir de
l'Univers, qu'il soit en face du square ou non. Je ne maudis pas
l'Univers, pourtant.
� Je souhaite tr�s fort que l'Ardenne soit occup�e
et pressur�e de plus en plus immod�r�ment. Mais tout cela est encore
ordinaire.
Le s�rieux, c'est qu'il faut que tu
te tourmentes beaucoup. Peut-�tre que tu aurais raison de beaucoup
marcher et lire. Raison en tout cas de ne pas te confiner dans les
bureaux et maisons de famille. Les abrutissements doivent s'ex�cuter
loin de ces lieux-l�. Je suis loin de vendre du baume, mais je crois
que les habitudes n'offrent pas des consolations, aux pitoyables jours.
Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit � cinq du matin. Le mois pass�, ma
chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lyc�e
Saint-Louis. Il y avait des arbres �normes sous ma fen�tre �troite.
� trois heures du matin, la bougie p�lit ; tous les oiseaux crient � la
fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait
regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, premi�re
du matin. Je voyais les dortoirs du lyc�e, absolument sourds. Et d�j�
le bruit saccad�, sonore, d�licieux des tombereaux sur les boulevards.
� Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'�tait
une mansarde, ma chambre. � cinq heures, je descendais � l'achat de
quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est
l'heure de se so�ler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais
manger, et me couchais � sept heures du matin, quand le soleil faisait
sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en �t�,
et les soirs de d�cembre, voil� ce qui m'a ravi toujours ici.
Mais en ce moment, j'ai une chambre
jolie, sur une cour sans fond, mais de trois m�tres carr�s. � La rue
Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le caf� du
Bas-Rhin et donne sur la rue Soufflot, � l'autre extrem. � L�, je
bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'�touffe.
Et voil�.
Il sera certes fait droit � ta r�clamation
! N'oublie pas de chier sur La Renaissance, journal litt�raire
et artistique, si tu le rencontres. J'ai �vit� jusqu'ici les pestes d'�migr�s
Caropolmerdis. Et merde aux saisons. et colrage.
Courage.
A. R.
Rue Victor-Cousin, H�tel de Cluny.
Sommaire |
 |